On se décale

Clins d'œil, correspondances et autres digressions autour de la CoOP d'octobre 2019.

Martine Pisani est une artiste qui aime le "presque rien», s’attachant avec dérision aux modèles de domination. C'est une frangine qui nous réconcilie avec nos maladresses, nos timidités, nos ratages, nos impasses des mauvais jours. À l'idéologie de la réussite, elle oppose la valeur subversive de la maladresse pour nous libérer des impératifs d'ordre et de perfection qui nous assaillent avec la poésie et la liberté que son art lui permettent.  « Vivre, être, créer, c’est errer…Vivent donc les erreurs » affirmait Francis Ponge. Alors, belle ballade…

On se met dans l'ambiance en chanson avec cette playlist qui en donne pour tous les goûts, à vous de choisir.

 

Il y a ce tube planétaire de Radio Head, Creep - traduisez minable -, l'histoire d'un type résigné parce que la fille qui le branche est d'une classe sociale supérieure à la sienne. Creep  est devenue le symbole de toute une génération qui ne se reconnaît pas dans la culture gagnant-gagnant de ses aînés des années 80.

 

Rocé, le mc lettré du rap français, a écrit De pauvres petits bourreaux  dans laquelle deux carriéristes s’épuisent dans leur course au sommet dans un monde du travail sans pitié.

 

Les incurables amoureux des chansons à texte, pourront préférer écouter l'intemporelle  Anne Sylvestre chanter sa tendresse pour Les Gens qui doutent, "à moitié dans leurs godasses, à moitié à côté".

 

 

Ou le doux rêveur Thomas Fersen dans Deux pieds, l'histoire d’un looser paresseux magnifique, qui aime regarder les travaux dans la rue.

 

Nous voilà dans l'ambiance pour suivre les tribulations d'un insomniaque, le plasticien Pierrick Sorin. À la fin des années 80, il met en scène les ratages du quotidien, les maladresses les lapsus et autres actes manqués dans des petites saynètes dont il est le seul protagoniste. Ici, ses mauvais réveils.

 

On pourra tenter de comprendre cette poisse qui peut nous pousser au retrait, en se plongeant dans l'essai du sociologue David Le Breton, professeur de sociologie à l'Université de Strasbourg, reconnu internationalement pour ses recherches sur le corps. Dans Disparaître de soi,  il nous aide à cerner ce qui peut nous porter à préférer l'effacement et la discrétion devant la pression de cet "effort d'être soi" à quoi nous incitent les temps contemporains.

 

DISPARAÎTRE DE SOI, Une tentation contemporaine, Ed. Métailié, 2015, 208 p.,

 

Mais on peut aussi enfoncer le clou.  Lassé de ne pas trouver de boulot, le plasticien Julien Prévieux a envoyé pendant 7 ans, près de 1 000 lettres de non-motivation à de vraies offres d'emploi.  Ces lettres sont devenues un livre Ed de La Découverte, coll. Zones (2007) et un spectacle de Vincent Thomasset.

 

Ou regarder l'interview que Prévieux a accordé à Cadre emploi, un site de recrutement, si, si…

 

Il n'y a pas d'âge ou de compétence particulière pour lutter contre les dominations avec panache. Ainsley, petite américaine de 6 ans a décidé de venir à une fête sur le thème des "princesses" déguisée en hot dog !  Une singularité reconnue par des milliers d'internautes et un # : #hotdogprincess

 

Rater, rater encore, rater mieux… Les enfants de Beckett sont nombreux. Et la chute s'est élevée au rang d'art dès les années 70, temps bénis de la performance, fondateurs de tout ce qui se fait aujourd'hui. Flash back. Dès 1970, le  plasticien Bas Jan Ader se mettait en scène en personnage impassible soumis aux lois de la gravité. Il faut voir ses courtes vidéos.

 

Fall 1 ou la beauté de la chute d'un toit

ou

Broken Fall (organic), la chute inéluctable d'un individu agrippé à des branches au-dessus d'un canal.

 

Dans un style plu onirique,  ce sublime extrait de "Les saisons", documentaire du cinéaste arménien Artavazd Pelechian (1972) sur la vie des bergers d'Arménie et leur relation au cycle des saisons.

 

L’esthétique des gestes ordinaires qui déferait la frontière entre l’art et la vie trouve son illustration vivante chez Kaprow, Filliou (à qui on doit le célèbre : l'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art) et plus largement chez Fluxus, mouvement d'artistes qui questionnent la place de l'art dans la société.  C'est aussi, notons, une des préoccupations de Martine Pisani… Dans la danse, c'est Merce Cunningham qui a ouvert le bal. Dans Antic Meet, créé en 1964, il met en scène une succession de saynètes burlesques qui s'inspirent des actes du quotidien en y ajoutant une touche plutôt inédite pour l'époque, l'absurde.

 

 

L'artiste hollandaise Rineke Dijkstra s'est intéressé au geste des adolescents, à ces corps

qui se construisent dans toute sa maladresse et leur fragile conscience. La photographe analyse " Avec de jeunes personnes, tout est beaucoup plus à la surface, toutes les émotions ». On pourra s'émouvoir devant sa première pièce vidéo réalisée en 1996 dans des dance clubs à Liverpool et Zaadam, en Hollande. La photographe  a enregistré de jeunes clubbers dans un studio placé à côté de la piste de danse principale. Elle leur a proposé des scénarios : “Imagine que tu veux danser, tu es au bout de la piste et tu as envie de danser, tu bouges un petit peu mais pas vraiment“. The Buzzclu, Liverpool, UK/ Mysteryworld, Zaandam, NL

Dans la fiction, après Chaplin, Tati reste le maître incontesté du burlesque. Son exploration maniaque des gestes de ses contemporains a donné des petits bijoux chorégraphiques tel ce court-métrage L'École des facteurs , réalisé en 1947.

 

Et parce que la dérision n'est pas toujours là où on l'attend, on peut conseiller de regarder l'immense Léonard Bernstein dans une vidéo devenue virale. En 1983, le maestro a dirigé les Wiener Philharmoniker dans La Symphonie en sol n° 88 de Haydn. Sans attendre les rappels, il lève la baguette et reprend, en bis, l'Allegro con spirito final. Puis il baisse les bras, les croise, et décide de diriger le mouvement sans un geste.

 

Et si certains chefs font sans (les gestes) d'autres s'entraînent à les faire naître. Extrait d'une master class donné par le maestro Boulez et filmé par Olivier Mille, La naissance d'un geste.

 

C'est à la mode, mais parfois tellement vrai. Quand le geste parle… On vérifie avec le décryptage de la gestuelle du candidat Trump par la synergologue (spécialiste du langage corporel) québécoise Christine Gagnon.

 

Et parce que le rire flirte souvent avec le désespoir, on termine cette ballade en regardant cet extrait d'un spectacle du clown Ludor Citrik, - un des meilleurs de la nouvelle génération. Dans Je ne suis pas un numéro, il réclame un simple câlin, mais sa colère à ne pas l'obtenir, déplace le mouvement de tendresse vers l'effroi. Même la tendresse a des ratés. Derrière le rire, les larmes affleurent.